Tout commence, tout se réveille, tout se brouille, la faute à trois innocentes tomates.
Ce matin de printemps, le ciel est clair pour encore quelques heures, avant l'orage qui ne va pas manquer d'éclater à midi. Selv est heureuse de ne pas avoir à donner ses trois heures quotidiennes aux fermes, pour le trimestre en cours : le tirage au sort lui a attribué des tâches de tissage et de confection de vêtements. Elle aime bien, d'abord parce qu'elle peut s'y consacrer quand elle veut, contrairement à ce qu'imposent la plupart des travaux agricoles. Et puis elle peut ainsi exprimer son goût artistique en incluant des motifs de son cru dans ses tissus. C'est toujours mieux que de traire les chèvres ou de récolter les pommes de terre, besognes pourtant indispensables auxquelles il est vain, et même risqué, de vouloir se soustraire.
Selv regagne son logis en longeant le cours nonchalant du grand fleuve. Le niveau a encore monté, observe-t-elle, mais moins que prévu. Tant mieux ! Nos maisons ne sont pas encore trop menacées. Elle rêvasse, la tête encore emplie des bribes des leçons qui l'ont le plus marquée ce matin : une heure de mathématiques, science pour laquelle elle ne se passionne guère, malgré la beauté et la subtilité des raisonnements, suivie de deux heures d'histoire de l'humanité qui lui avaient plu énormément.
Une seule phrase, prononcée et écrite au tableau noir par la vieille Balma en exergue à son cours de quatrième année : « Une société sans mémoire est condamnée à reproduire éternellement les mêmes erreurs » avait frappé son jeune esprit par sa simplicité et son évidence. Ce matin, l'enseignement portait sur les Grandes Invasions du premier millénaire : Huns, Vandales, Ostrogoths, Normands, pour ne citer que les plus féroces. Heureusement que nous sommes protégés des envahisseurs n'avait-elle cessé de penser pendant le cours.