La pyramide de Kheops resplendit farouchement sous la clarté du lever de lune.
Voici douze siècles que le pharaon Moshé XI avait réussi à convaincre les Hébreux de revêtir la pyramide d'une mince couche de neige sèche outrageusement lisse et blanche, inaltérable, une technique qu'ils maîtrisaient depuis longtemps et qu'ils avaient mise en œuvre à grande échelle sur le Mont Sinaï. Avec leur humour désespéré, ils avaient néanmoins fait observer que la période de garantie était largement écoulée et qu'ils n'étaient pas tenus d'assurer le service après-vente de la pyramide, bien qu'ils aient autrefois activement participé à sa construction. Mais Moshé XI avait su être persuasif, comme son lointain ancêtre qui fut un jour recueilli, selon une légende immémoriale, flottant dans un berceau d'osier sur les eaux du Nil, par une princesse au nom oublié qui en fit le premier pharaon hébreu.
Au-delà, le halo jaunâtre des lumières du Caire rehausse la pureté du monument. Sa partie supérieure paraît tronquée car le pyramidion qui la recouvre, étincelant lacis métallique pendant le jour, semble de nuit bien terne en comparaison des faces immaculées.
Dans le périmètre sacré autour de Kheops, toute construction a été interdite depuis toujours. C'est pourquoi le site est jonché de milliers de tentes. Tous les commerces s'y rencontrent : marchands de chameaux, de tapis, de nourritures étranges ou ordinaires, de bijoux et de talismans, de parfums ; écrivains publics, marchandes d'oublis, échoppes d'artisans, officines de massage qui offrent tous les services à tous les prix, guérisseurs, vendeurs de tout ce qui se peut rêver lorsque l'on n'a jamais quitté les bords du Nil. Il a semblé à l'autorité du vizir plus facile de prélever sur chaque emplacement un impôt substantiel, et de creuser une galerie souterraine pour que le pharaon puisse accéder à son embarcation sur le Nil, que de disperser cette ville de toiles. Tout cela dégage une puanteur à faire vomir un chacal. Le Nil ne charrie pas que des berceaux d'osier et des valeurs sacrées ; ses eaux troubles ont bien du mal à refléter la lueur de la lune qui est en train de monter au-dessus de la rive est. À quelque chose malheur est bon, on ne risque plus de se faire croquer un pied en allant uriner dans le fleuve : les crocodiles, écœurés, ont fini par migrer vers Memphis. Ces nettoyeurs traditionnels de la grande artère de circulation de Kemet, le Nil sacré, ont dû abandonner la partie, vaincus par une occupation indomptée.
A l'emplacement où le pharaon Kheops avait eu le projet de bâtir une immense statue à son image, qui aurait été un Sphinx majestueux, les plus élégants commerces et les plus sordides trafics se côtoient avec une splendide indifférence.
En dépit de ce capharnaüm - à moins qu’il n’en soit un ingrédient propice - l’atmosphère est joyeuse, débridée sans excès. Les rixes sont très rares, les emportements se trouvent vite noyés dans l'ambiance folâtre qui plane sur le site comme la fumée des milliers de quinquets à huile. Aucun diable ne saurait résister au rire. Le vin est coûteux, mais le partage est une tradition millénaire, personne n'est exclu de la fête.
Les lourds bateaux à rames font une navette incessante avec Le Caire, débarquant ou ramenant des foules cosmopolites. Mêlés aux bruns habitants de Kemet, des voyageurs venus des dix-sept Tribus s'égaillent dans les allées tortueuses dessinées par l'usage entre les tentes hétéroclites. Les grands Celtes roux aux yeux bleus côtoient des Noirs à la peau aux nuances variées, du pourpre au noir profond en passant par les bleus et les bruns les plus délicats. Les Mogols à la peau cuivrée se mêlent aux Grecs, aux Hittites, aux Hébreux, aux Arabes. C'est l'occasion pour tous et toutes de revêtir des tenues aux couleurs vives et aux fentes hardies qui auraient choqué en ville. Les femmes affichent les maquillages les plus audacieux, c'est la fête tous les jours lorsque l'on vient à la Grande Pyramide. Il semble que les dieux promènent un regard bienveillant sur les alentours, que tout devient possible.