Depuis Kairouan, la route s'était étirée dans la chaleur poussiéreuse. Le paysage n'était pas très varié, mais au moins n'y voyait-on pas d'éoliennes, ni de panneaux publicitaires, ni de signalisations intempestives. Hier, à l'aéroport de Tunis, les interminables formalités de douane, pour prendre possession de sa Land Rover acheminée par bateau dans un container plombé, avaient obligé Gilbert à faire halte à Kairouan, où il avait eu la chance de trouver une chambre à la kasbah.
Ce soir, au volant de la Land, la carte de Djerba dépliée sur les genoux, il roule tranquillement dans le crépuscule, au milieu de la route afin d'éviter plus sûrement les piétons, les vélos, les ânes et autres utilisateurs du bitume, — bien plus pratique que les accotements ou les trottoirs encombrés de végétation. Sous cette latitude, la nuit survient sans prévenir, il se demande s'il va trouver sa destination avant l'obscurité. Il lui semble apercevoir devant lui, sur la gauche, la blancheur bosselée d'une très ancienne mosquée qui doit être Fadhloun. Il s'arrête pour vérifier. Pour une fois, le GPS américain et le Galileo européen sont d'accord, à quelques mètres près : c'est bien Fadhloun, il faut maintenant prendre la piste de sable à droite en direction d'Ouled Amor.
Dans les phares, les bordures apparaissent comme un interminable dépotoir où voisinent des carcasses de vélos, des pneus de voiture, des frigos et des tas de saletés que Gilbert ne cherche pas à identifier. Des sachets de plastique bleu, donnés par les commerçants pour emballer les achats, se sont fichés par dizaines dans les branches des oliviers et les épines des figuiers de Barbarie.
Pauvres Tunisiens ! soliloque Gilbert. Malgré leur amabilité proverbiale et leurs efforts pour attirer le visiteur, ils ne sont pas près de voir débarquer des charters de gens fortunés. Seuls des touristes encore plus pauvres que les Tunisiens bénéficient de l'heureuse aptitude à ne voir que ce qu'ils sont venus chercher : le soleil, la vie bon marché, le tout se parant d'un exotisme bon enfant.
Gilbert, un peu perdu, essaie de repérer sa destination parmi les maisons blanches disposées sans ordre apparent au milieu des rares palmiers et oliviers qui surgissent au petit bonheur de la terre ocre. Les chiens et les coqs s'acharnent à tuer le silence de la campagne. C'est alors que, penché sur sa carte, Gilbert perçoit derrière lui un bruit de vélomoteur qui se rapproche à vive allure. Le conducteur freine à sa hauteur, poudroyant du sable rouge de la piste.
- Tu cherches quelque chose ? interroge le jeune homme, souriant, cheveux au vent. Toujours leur manie du tutoiement ! Il est vrai que le vouvoiement n'existe pas en arabe, sauf à user des formules pompeuses. Pourtant ils apprennent le français à l'école !
- Oui, bonjour, je cherche la maison du professeur Kamel Taaleb.
- Bienvenue ! C'est mon père. Tu peux me suivre, je rentre justement chez moi.
Gilbert regagne la piste et suit à distance raisonnable le jeune casse-cou qui roule à toute allure sans casque, sans éclairage, sans peur. Le vélomoteur tourne à gauche, frôlant les figuiers de Barbarie qui forment la clôture naturelle de la propriété. La Land s'engage à sa suite et stoppe devant un groupe de constructions dispersées à l'écart de la piste. Deux chiens arrivent en jappant frénétiquement, le fils de la maison doit les calmer pour que Gilbert puisse sortir de voiture sans avoir à parlementer avec les molosses. Sur le seuil de la bâtisse la plus imposante vient d'apparaître, attiré par le vacarme, un homme revêtu du manteau noir traditionnel. Il se dirige vers Gilbert les bras ouverts.
- Professeur Saignac ! Avez-vous fait bon voyage ? Je commençais à m'inquiéter !