Les morts n’ont pas d’importance et ils sont en paix.
Il est préférable de garder les larmes pour les vivants.
Ou alors, de ne pas pleurer du tout.
Sauf, qu’il y a un temps pour pleurer.
Un temps pour les Tos.
Un temps pour les Mis.
Un temps pour les Tars.
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Il était une fois un temps où vivaient les Mis, juste après les Tos et juste avant les Tars.
C’est pour Mi, comme un cadeau à ouvrir à minuit entre le vingt-quatre et le vingt-cinq. Pas comme To le fit à moins cinq ou comme Tar le fera à cinq.
C’est maintenant ou jamais, avant ce ne se peut, après n’est pas envisageable.
Les Tos naquirent à l’instant du pays du passé.
Les Mis naissent à l’instant du pays du présent.
Les Tars naîtront à l’instant du pays de l’après.
V
V
MaîtreTan du pays du présent, GranMiTan, surélevé d’une estrade d’un mètre de haut, se prépare à haranguer la foule des MiTans, dont il est le responsable.
GranMi, tout en scrutant tout un chacun avec la plus grande application, se demande si sa génération sera capable de faire du laissé des Tos, un laissé de valeur pour les Tars.
Il n’a à l’esprit que d’entreprendre tout ce qui lui sera humainement possible pour former les Mis, à devenir des bâtisseurs de première — que les Tos n’ont pu être — dont les Tars n’arriveront pas à la cheville — .
C’est son credo, son cheval de bataille, son but.
Qui se définit très explicitement dans son discours de Réunion Première, l’obligatoire, rapidement mis en place après l’arrivée.
- MiTans...
- ...
- Nous avons du pain sur la planche ! Dès cet instant, tous autant que vous êtes, devez considérer que je suis votre meneur et que je vous mènerai à la baguette si vous n’accomplissez pas votre part... et plus.
Tout commence, tout se réveille, tout se brouille, la faute à trois innocentes tomates.
Ce matin de printemps, le ciel est clair pour encore quelques heures, avant l'orage qui ne va pas manquer d'éclater à midi. Selv est heureuse de ne pas avoir à donner ses trois heures quotidiennes aux fermes, pour le trimestre en cours : le tirage au sort lui a attribué des tâches de tissage et de confection de vêtements. Elle aime bien, d'abord parce qu'elle peut s'y consacrer quand elle veut, contrairement à ce qu'imposent la plupart des travaux agricoles. Et puis elle peut ainsi exprimer son goût artistique en incluant des motifs de son cru dans ses tissus. C'est toujours mieux que de traire les chèvres ou de récolter les pommes de terre, besognes pourtant indispensables auxquelles il est vain, et même risqué, de vouloir se soustraire.
Selv regagne son logis en longeant le cours nonchalant du grand fleuve. Le niveau a encore monté, observe-t-elle, mais moins que prévu. Tant mieux ! Nos maisons ne sont pas encore trop menacées. Elle rêvasse, la tête encore emplie des bribes des leçons qui l'ont le plus marquée ce matin : une heure de mathématiques, science pour laquelle elle ne se passionne guère, malgré la beauté et la subtilité des raisonnements, suivie de deux heures d'histoire de l'humanité qui lui avaient plu énormément.
Une seule phrase, prononcée et écrite au tableau noir par la vieille Balma en exergue à son cours de quatrième année : « Une société sans mémoire est condamnée à reproduire éternellement les mêmes erreurs » avait frappé son jeune esprit par sa simplicité et son évidence. Ce matin, l'enseignement portait sur les Grandes Invasions du premier millénaire : Huns, Vandales, Ostrogoths, Normands, pour ne citer que les plus féroces. Heureusement que nous sommes protégés des envahisseurs n'avait-elle cessé de penser pendant le cours.
Deux feuillets lilas, parcourus d'une petite écriture à l'encre mauve, un tracé rond et élégant non exempt de caprices, une femme il en jurerait. Sa grosse patte empoigne les pages qui sentent la cannelle - qu'est-ce que j'avais dit, il n'y a qu'une femme pour parfumer son courrier - et il commence à parcourir difficilement les menus caractères. Il faut dire qu'il ne viendrait à l'idée de personne de sensé d'utiliser cet antique moyen de communication. Écrire à la main ! À part une fille aux yeux verts, bien entendu.
Cher Hervé,
J'espère que vous récupérerez vite.
Si vous souffrez de migraine, rien d'anormal, après tout ce que vous avez bu. Il y a une pilule dans la petite boîte en argent, c'est un antidote à la drogue que je vous ai injectée dans la fesse gauche pendant que vous tentiez d'arracher ma robe, sans aucune délicatesse il me faut bien le dire. Le remède agit aussi sur ce que vous appelez entre compagnons de beuverie la " gueule de bois ".
Ça ne ressemble guère à des excuses ! grommelle-t-il. Et « cher Hervé », elle ne manque pas de culot. Et sa pilule, elle peut se la mettre... enfin bon.
Le vieil Erwin aimait à proposer sa carcasse à la caresse du soleil d'octobre, aux rayons encore généreux malgré quelques filaments argentés, chevelures paresseuses dans le ciel, annonciatrices des nuages lourds qui ne manqueraient pas de venir gâter les vendanges.
Le tilleul centenaire déployait sa ramure au-dessus du banc de bois aux accoudoirs de fonte peints et repeints en gris maladroit par des générations de cantonniers. Alors que l'angélus de midi tintait à deux pas de là, un peu en contrebas, le soleil bas parvenait à tromper le feuillage, à se glisser dessous, et à évaporer le givre de la nuit en volutes nacrées dans l'air calme. Erwin soupira et leva la tête comme pour prendre le ciel à témoin de ses réflexions, scrutant l'azur dans lequel les âmes ayant accumulé ici-bas de forts et bons mérites sont censées exercer leur bienveillante autorité sur le monde des mortels.
Amusant, pensa Erwin, comme le fonds de croyances de l'humanité peut recéler de vérités ! L'important est de savoir démêler ce qui n'est que chimères, conçues dans le but d'inspirer des comportements bienséants, de ce qui est fondé. Et dans ce cas précis, Erwin savait. Il ne croyait pas, il savait.